jeudi 7 octobre 2021

Patriarcaca

Depuis quelque temps le monde, les gens, la vie me rendent tellement dingue, quasiment au quotidien, que je finis par ne plus trop savoir contre qui ou quoi canaliser ma colère, mon indignation, mon dégoût, ma violence… toutes ces mignonnes petites facettes de ma personnalité qui me rendent si attachante. Du coup, toute cette rage qui ne sort pas, je la noie, je l’étouffe, je l’ensevelis à l’intérieur sous des kilos de gras, de sucre et autres douceurs réconfortantes et j’enfle à mesure qu’enfle ma fureur.

Je ne vous cache pas que l’efficacité de cette stratégie est loin d’être avérée et qu’elle comporte par ailleurs pas mal d’inconvénients, que je regrouperai sans entrer dans les détails sous l’appellation « désordre intestinal ». Et parfois, vraiment, sans mauvais jeux de mots (si), j’en chie.

Alors là vous allez me dire, franchement, tes histoires de transit, ça nous en touche une sans faire bouger l’autre, mais cette introduction triviale permet de situer simplement le contexte dans lequel est arrivée l’anecdote que je vais vous raconter maintenant, alors gardez vos remarques, comme je l’ai évoqué plus haut je ne suis pas vraiment d’humeur en ce moment.

Ainsi donc, vous l’aurez compris, l’action se déroule un jour de colère et de chaos gastrique. J’étais juste à l’heure pour partir à la danse quand un besoin soudain d’aller aux toilettes m’a obligée à retarder un peu mon départ. Je fais donc ce que j’ai à faire, je ne m’éternise toutefois pas puisque désormais un peu à la bourre et je file. Le trajet me prend en moyenne un petit quart d’heure. Sauf qu’en moins de cinq minutes, une légère tension du bas-ventre m’a fait douter du bien-fondé de cette idée que j’avais eue de ne pas passer trop de temps aux toilettes avant de partir. En moins de dix minutes, le doute s’était transformé en certitude que j’avais une urgence absolue à gérer et j’ai compris que je n’arriverais pas à temps à la danse et qu’il me fallait absolument trouver une solution.

Dans la panique, j’ai envisagé d’entrer avec des gens qui rentraient chez eux pour squatter de gré ou de force leurs toilettes, de supplier à la pharmacie ou chez le fleuriste qu’on me laisse utiliser les leurs, de commander un café, une choucroute ou une crêpe Suzette dans le bistrot du coin pour pouvoir profiter de leurs chiottes dégueu voire, en dernier recours, de trouver un buisson ou un arbuste, mais c’est là que mon salut s’est matérialisé sous la forme d’une sanisette, non seulement assez proche, mais en plus fonctionnelle : je devinais la petite loupiote verte qui signifie « tout va bien » et mon regard la fixait comme la lumière au bout d’un tunnel de douleur et d’angoisse. Je n’avais qu’une rue à traverser et je serais libérée. La circulation autant que mes entrailles nouées m’ont interdit de courir, mais j’ai tout de même pressé le pas, tournant la tête pour ne pas me prendre une voiture, une trottinette ou un livreur sous-payé et surexploité qui aurait encore moins que moi eu besoin d’une telle collision. En posant le pied sur l’autre trottoir et en redirigeant mon regard vers la sanisette, j’ai compris qu’un drame allait se jouer. Un homme était en train de s’en approcher avec l’intention manifeste de s’en servir. Là, sous mon nez. Alors que quelques secondes plus tôt j’envisageais sérieusement la possibilité de me soulager entre deux voitures en pleine heure de pointe dans une rue parisienne passante.

Je suis généralement assez soucieuse de rester digne en toutes circonstances, mais là c’était trop et je n’ai pas eu le temps d’y penser quand mon cri m’a échappé : « NON ! PITIÉ, NOOOOON ! »

Toute la détresse et le désespoir contenus dans ce cri à fendre l’âme résonnent sûrement encore dans les cœurs meurtris de toutes les personnes qui l’ont entendu. Mais le type qui s’apprêtait à squatter ma sanisette, lui, vous savez ce qu’il a fait ? Il m’a regardée. Il a souri. Il a eu un petit mouvement moqueur du menton et il est entré dans ma sanisette. Comme ça. Juste devant moi, ma peine, mon désarroi et la misère du monde sur mes épaules.

Je suis restée interdite un court instant. Le temps de laisser toute la rage ensevelie et évoquée plus haut refaire surface.

Certains qui me connaissent un peu, d’ici ou d’ailleurs, savent que je peux avoir une petite tendance à beaucoup en vouloir aux hommes. Le patriarcat, les inégalités, la misogynie, tout ça, ça me tend. D’aucun dirait même que je déteste les hommes, mais c’est un petit peu exagéré. Du moins je ne les déteste pas tous. Pas sans raison. Mais c’est vrai que je ne suis pas toujours bien disposée à leur égard et qu’il peut occasionnellement m’arriver de légèrement surréagir à des comportements masculins irritants.

Alors le blaireau tout fier de me griller la politesse alors qu’il est ressorti si vite que c’était manifestement un tout petit pipi, je l’ai instantanément haï.

Vous me direz que, s’il est sorti si vite, c’est bon, j’ai pas dû trop attendre… Alors j’explique pour ceux qui ne savent pas : une sanisette, peu importe ce que tu y fais, quand tu as fini elle te libère et t’enjoint de ne pas traîner parce dans les cinq secondes elle se referme et se nettoie. Et c’est les grandes eaux. Un genre de chasse d’eau géante. Et ça, c’est encore du temps que j’allais devoir passer à ne pas soulager mes intestins.

Quand la porte s’est ouverte sur le visage triomphant du pisse-trois-gouttes, sans avoir eu le temps de préméditer quoi que ce soit, en réaction spontanée à son air satisfait et alors que ses mains étaient encore occupées à remonter sa braguette - bordel, les gars, un peu de tenue, c’est pas parce que pour une fois vous pissez dans une sanisette et pas contre un mur qu’il faut vous croire exempté de décence ! – sans vraiment y penser, donc, j’ai envoyé mon sac dans la tronche du type. Sous l’effet de la surprise et sans doute aussi un peu du choc de ma gourde pleine dans sa mâchoire, il est tombé à la renverse et s’est retrouvé répandu de tout son long dans la sanisette pendant que la voix électronique de la dame pipi disait qu’il fallait sortir parce que le nettoyage allait commencer.

J’ai repoussé ses pieds vers l’intérieur pour qu’ils ne gênent pas la fermeture de la porte. Il avait l’air sonné, mais aux cris qu’il a poussés quand l’eau s’est mise à ruisseler à l’intérieur je pense que cette petite trempette lui a fait retrouver ses esprits. Il est ressorti un peu hagard et surtout très mouillé. Sa présence avait empêché le nettoyage d’être parfait et il restait une trace de sang au sol. Ça me dégoûtait un petit peu et je me suis dit qu’en plus, s’il se remettait un peu vite, il pourrait m’attendre et me faire la misère quand je sortirais à mon tour, alors j’ai préféré serrer les fesses, croiser les doigts et tracer.

Je ne suis même pas arrivée en retard à la danse et, finalement, je pouvais me retenir jusque-là.

C’est tout nous, ça. Les femmes. Toujours à douter de nos capacités.

Fichu patriarcat.

 


 

 

5 commentaires:

  1. Ça c'est chié !
    Je te retrouve enfin !
    Je respire, j'ai failli y rester, pas pour cause de COVID crois-moi, mais par sevrage de ton petit serré.
    Encore, encore !
    Ça fait plus d'un an que je chante : Reviens, veux-tu, ton absence a brisé ma vie !

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  2. C'est presque uniquement pour le plaisir de lire tes commentaires que j'essaie encore de loin en loin de poster ici ! Merci !

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    1. Je suis un fan (à tique, te lire vaut bien un coup de Lyme).
      Quel privilège d'avoir pour moi seul une auteure de ton envergure ! Te lire n'est pas un plaisir, c'est une jouissance, ce n'est pas un bonheur, c'est une béatitude.
      Merde, c'est bien torché,je suis content de moi ! :-)

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    2. Avec un fan comme toi, pas besoin d'en avoir d'autres ;-)

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