La dame était un peu chargée et un peu âgée et elle s’était mal engagée sur l’escalator, un sac dans une main qui réduisait sa liberté de mouvement et une valise à roulettes dans l’autre, partie de travers dès le début de la montée parce qu’à cheval sur deux marches.
Dans une tentative maladroite de tout bien remettre d’aplomb, boum, la chute.
Rien de très spectaculaire. Elle n’a pas dévalé une longue volée de marches en passant plusieurs fois cul par-dessus tête dans un méli-mélo de corps, sac et valise rigolo autant que bruyant. Elle n’a même pas hurlé de douleur ou de désespoir en voyant sa valise repartir dans le mauvais sens. Rien. Elle est tombée juste sous elle et s’est retrouvée plus ou moins à genoux sur une marche. Une dame derrière a empêché la valise de dégringoler et un monsieur devant était déjà retourné pour aider.
Mais elle s’était blessée. Là non plus, rien de très grave, mais ça saignait pas mal et, voyant cela, la dame derrière a délaissé la valise au profit de la blessée. C’est là que le monsieur devant, qui était bien parti pour relever la dame, a redressé la tête et crié « Attention ! La valise ! »
Emportée par son élan humaniste et sans doute un peu pète-sec, la dame derrière a rétorqué d’un air pincé et sur un ton de reproche « On s’occupe de madame d’abord ! »
Vexé comme un gamin pris pour une faute qu’il n’a même pas vraiment commise, le monsieur a instantanément oublié et la dame à terre, et la valise en perdition, pour asséner un cinglant « Dis donc, on se calme la vieille ! Sors-toi plutôt les doigts et on pourra faire les deux ! »
La « vieille » est devenue écarlate en une seconde et de la fumée serait obligatoirement sortie de ses narines et de ses oreilles si la scène s’était déroulée dans un dessin animé. Au lieu de ça, c’est une farandole d’insultes très imagées qu’elle a éructée, tout en brandissant un doigt accusateur et rageur vers le malotru. Lequel, quant à lui, atteignant le haut de l’escalator, s’est contenté de lui adresser un autre doigt, très évocateur celui-ci, avant de se détourner dans un haussement d’épaules moqueur.
La colère de la dame, si c’était possible, venait encore de monter d’un cran. Elle était prête à en découdre et a hurlé « Reviens ici ! » au type qui manifestement trouvait ça drôle, parce qu’il est effectivement revenu, tout sourire.
Pendant ce temps, la pauvre blessée que personne n’avait finalement aidée butait contre le haut de l’escalator sans réussir à s’en dépêtrer. Quand la dame derrière s’est mise à la piétiner pour pouvoir se ruer sur le type qui la toisait, la blessée a agrippé fermement sa jambe. Autant pour la faire tomber, parce que c’est pas des manières de marcher comme ça sur une pauvre âme dans la tourmente, que pour s’aider à sortir du cycle infernal qui s’amorçait en haut de cet escalator maudit, où chaque nouvelle marche qui arrivait la renvoyait vers le haut tandis que le palier qu’elle heurtait la repoussait sur la marche suivante.
Ainsi stoppée dans son élan, la furie a effectivement perdu l’équilibre. Elle s’est affalée de tout son poids sur le type qui attendait la bagarre et qui, à la place, s’est écroulé sous la dame. Pas vraiment calmés par l’incongruité de la situation qui, de gênante, était devenue franchement grotesque, ils ont poursuivi leur dispute à même le sol, l’un tirant les cheveux de l’autre pendant que l’autre tentait d’étrangler le premier.
Tirée de son mauvais pas par la cheville qu’elle avait fermement cramponnée, la blessée avait réussi à se relever. Tournant le dos à ses bien piètres sauveurs, elle a vu sa valise qui, comme elle l’instant d’avant, peinait à atteindre le palier. Elle l’a attrapée, s’est réajustée – sac, valise, col de manteau et un mouchoir pour calmer le saignement de sa blessure – et s’est tournée vers les deux enragés qui se roulaient toujours par terre.
Elle leur a marché dessus avant de faire rouler sa valise sur leur étreinte sauvage. Un de ses talons a sans le moindre doute écrasé un testicule et une roulette de sa valise s’est attardée légèrement plus longtemps que nécessaire dans une bouche, brisant au moins une dent sur son passage. Malheureusement, derrière leurs cris, les belligérants n’ont sans doute pas perçu l’ironie quand elle les a remerciés pour leur aide, mais au moins tous deux se sont calmés. Ils l’ont regardée s’éloigner, un peu abasourdis et sûrement un peu honteux.
Quant à elle, elle croyait être tombée à cause de son âge et avait déjà envisagé de limiter ses sorties par peur de tomber encore. Alors ça l’a rassurée de voir qu’elle avait passé l’obstacle des deux corps mouvants avec aisance, bien solide sur ses appuis. Ça lui a redonné confiance.
Comme quoi, c’est vrai hein, aide-toi, le ciel, tout ça…
Je vais de ce pas me poster en haut d'un escalator, ça pourrait être palpitant !
RépondreSupprimerIl peut s'y passer des tas de choses amusantes et, au pire, c'est assez facile de les provoquer.
SupprimerD'autant que j'emmène ma boule de bowling...
SupprimerL'enfer est un escalator pavé de bonnes intentions
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