dimanche 17 février 2019

Le blocage


Ma fille est vraiment une gamine formidable.

Alors oui, non, bien sûr, je ne suis probablement pas parfaitement objective, après tout quelle mère pourrait vraiment l’être, mais ce ne serait pas ma fille que je serais bien obligée quand même d’admettre qu’elle est effectivement formidable.

Et si je mets de côté cette objectivité que je m’efforce de conserver, j’ajouterai qu’en plus d’être intelligente, drôle et gentille, elle est d’une beauté à couper le souffle.
Tout ça pour dire que quand elle m’a montré, sur la photo de classe, le grand dadais dont elle s’est entichée, j’ai cru un instant lui avoir trouvé son premier grand défaut : un vrai goût de chiottes.

Certes, pour une femme adulte, il est quasi-impossible de trouver séduisant un adolescent de quatorze ans, avec ses grands bras tout maigres, ses boutons, sa voix déraillante et son allure d’invertébré… Évidemment, les critères évoluent avec l’âge et je peux admettre que certains défauts rédhibitoires pour une adulte soient acceptables pour une adolescente en quête de son premier amour. Ou au moins de son premier baiser. Et il est vrai aussi que le grand échalas était à peu près le seul à ne pas faire une tête de moins que ma fille. Mais j’étais un peu déçue quand même.

Ma belle et grande fille immortalisée sur ses premières photos d’amoureuse au bras de ce grand machin maigrelet ?

Bien sûr, je n’ai pas fait part de mes réserves à ma fille et l’ai au contraire bombardée de questions sur l’heureux élu : il est sympa ? il est drôle ? il est intelligent ? il est intéressant ?

Il s’est avéré assez vite que pour toute relation, ils n’avaient échangé que quelques mots, assez impersonnels, et ri une fois ou deux à la même blague.

- Ben… va lui parler, non ?
- T’es folle ? J’oserais pas…

On n’en était donc encore qu’aux pré-balbutiements. Pas de panique.

Ce coup de cœur allait pourtant donner le ton des humeurs de ma fille quasiment au quotidien. Les jours où il ne lui adressait pas la parole : méchante humeur le soir. Les jours où il lui parlait : la fête à la maison. Les jours où il se montrait désagréable… alors là… drame, pleurs, cris, insultes et tout ce qui peut pimenter une bonne soirée mère-fille quand la mère voudrait que les devoirs soient faits et la fille voudrait mourir plutôt que de retourner un jour au collège parce que personne m’aimera jamais je vais finir toute seule la vie c’est de la merde je veux pas finir comme toi (prends ça en passant)…

Bref. Ce grand couillon disgracieux faisait, probablement sans le savoir, la pluie et le beau temps sur nos soirées.

Jusqu’au jour où il a bloqué ma petite fille chérie.

« Bloqué » au sens jeune sur instagram du terme, c’est-à-dire qu’il empêchait ma fille de lui envoyer des messages et de voir ce qu’il publiait. Alors que vraiment c’est toujours tellement intéressant les publications d’un ado même pas rebelle sur instagram… Mais là n’est pas le propos : ce blocage a fait énormément de peine à mon bébé.

J’ai donc mené mon enquête :

- Vous vous êtes disputés ?
- On se parle pas !
- Tu as fait quoi que ce soit qu’il aurait pu mal prendre ?
- Non !

Enquête terminée : le grand escogriffe s’avérait n’être qu’un petit con désireux de se prendre pour un dur en usant d’un pauvre clic de faux-derche pour broyer le cœur d’une innocente enfant dont le seul tort était d’être beaucoup trop bien pour lui. (Là, le manque d’objectivité de la mère que je suis s’exprime peut-être un tout petit peu).

Ne mesurant pas forcément la gravité d’un blocage instagram, j’ai d’abord essayé de pointer la futilité de la chose, puis la possible erreur de manipulation, puis le simple désintérêt que devrait simplement susciter cet affront, mais c’était manifestement bien trop sérieux pour la rationalité ou la relativité.

Ma formidable petite fille était tout à la fois en rage et désespérée et sa totale incompréhension face à ce rejet ne faisait qu’aggraver encore son état.

Alors j’ai fait ce que toute bonne mère aurait fait à ma place : j’ai pourri le garçon. J’ai tout attaqué. Son physique, son comportement, sa bêtise, son look, même ses copains, tout. Je l’ai démonté.

Est-ce que j’en suis fière ? Bof… c’était un peu facile, certes, mais où est le mal ? Le gamin n’était pas là pour m’entendre, je ne l’ai pas humilié au milieu de la cour devant ses potes…

Ai-je vraiment dit qu’un gamin comme lui mériterait qu’on lui pète les dents pour lui faire ravaler son sourire de tombeur de cour d’école ? Qu’il mériterait qu’on lui crève les yeux pour l’empêcher de profiter de la formidable beauté de ma fille ? Peut-être, oui. Peut-être.

Avais-je bien mesuré la colère de ma fille quand je lui ai dit ça ?

Apparemment pas, non. Sa force non plus, manifestement.

Et je suis désolée pour ce grand borgne édenté, mais qu’est-ce qui lui a pris, aussi, à ce crétin, de la bloquer sur instagram, hein ?