Je ne traîne à peu près jamais dans les bars seule le soir. Je n’ai pas trop de raisons de le faire. Quitte à boire seule, j’aime autant le faire à domicile devant un bon film plutôt que dans un bar potentiellement plein de types avinés, braillards et suants. Mais là, à cause d’une sombre histoire de clés oubliées, j’étais à la porte et j’allais devoir attendre un moment pour récupérer un double, alors je me suis installée dans le bistrot en bas de chez moi.
C’était un soir de foot. Le match était fini depuis un moment, mais il y avait toujours du monde, beaucoup d’hommes évidemment, ça buvait, parlait et riait fort. J’ai repéré une table un tout petit peu à l’écart du tumulte et m’y suis installée. Deux jeunes femmes avaient tenté la même stratégie et occupaient la table voisine. Je ne sais pas quelles circonstances les avaient amenées jusque-là, mais elles ne semblaient pas beaucoup plus emballées que moi par l’ambiance et le bruit qui régnaient.
Quand le serveur est arrivé avec mon soda, deux types ont commencé à me charrier parce que je ne buvais pas d’alcool. D’autres ont commencé à se tourner dans notre direction, désireux peut-être de changer un peu de conversation, parce que refaire le match en picolant, ça va cinq minutes, mais… mais rien en fait. J’ai vu des gens même pas ivres parler de foot pendant des heures après un match, sans jamais se lasser. Alors disons que là les deux gros lourds qui trouvaient incongru que je ne m’alcoolise pas et hilarant de me le faire remarquer avaient juste dû faire assez de bruit pour que les autres viennent voir.
Je leur ai servi mon meilleur air de vieille emmerdeuse, un savant mélange d’agacement et de mépris accompagné de grognements, qui en général calme assez bien ce genre d’importuns, mais le mal était fait : ils avaient repéré les deux jeunes femmes planquées derrière moi et là, les pauvres se sont retrouvées assaillies de mains baladeuses et d’haleines chargées soufflées de beaucoup trop près et je me sentais un peu responsable du malaise que je voyais s’installer. Tout dans leur attitude, leurs gestes, leur façon de ne pas répondre et jusqu’à leurs sourires crispés, tout hurlait « pitié ! laissez-nous tranquilles ! » mais rien, absolument rien dans l’air goguenard et les cris de leurs assaillants ne semblait vouloir dire « nous avons pris bonne note de votre inconfort, mesdames, nous allons vous laisser et nous nous excusons pour la gêne occasionnée. »
Étant donné qu’aucun des autres bonhommes présents ne semblait disposé à intervenir, je me suis résolue à venir moi-même en aide aux deux jeunes femmes. J’ai d’abord tenté la voie diplomatique, calmement et poliment, mais tout ce que j’ai gagné, c’est des insultes et une main au cul. À mon âge. Une main au cul. Sans déconner ? J’ai attrapé mon verre, prête à l’écraser sur le visage qui allait avec ladite main, mais flemme de risquer de me blesser. Alors à la place, j’ai siroté un peu mon soda en regardant le gars. Il avait l’air pote avec celui d’à côté. Je lui ai demandé : « Vous êtes copains tous les deux ? »
Il a attrapé le copain en question par le cou, l’a ramené vers lui et, façon amitié virile en tapant son torse m’a répondu « Ouais ça c’est mon poteau, mon frérot même ! »
En parlant haut et fort pour qu’il me comprenne bien malgré son état et le bruit, j’ai répondu « Ah c’est chouette, ça. Du coup ça ne te dérange pas du tout qu’il couche avec ta fille ? »
Je ne savais pas s’il avait une fille et je dirais, vu son état, qu’a priori lui non plus. Mais c’est marrant, hein, comme ce genre de mecs ne voient strictement aucun inconvénient à harceler, intimider, effrayer ou agresser une femme, mais qu’un autre type fasse la même chose à une femme qu’ils considèrent comme leur propriété – épouse ou fille, parfois même sœur ou mère – et là ils deviennent fous. En général je préfère essayer d’expliquer, d’éduquer ce genre de brutes sexistes pour les amener à repenser leur masculinité, mais on ne va pas se mentir : ça ne marche quasiment jamais et certaines situations nécessitent des solutions beaucoup plus efficaces. Comme jouer sur ce genre de biais misogynes pour se tirer d’une situation pénible.
Ça n’a pas loupé. Le gars s’est retourné vers son « frérot » avec un regard mi-dégouté mi-haineux et l’autre n’a pas eu le temps d’ouvrir la bouche pour éventuellement se défendre qu’un poing s’abattait déjà sur le coin de son nez. Les autres types autour qui hésitaient à s’en mêler sans savoir de quoi il retournait ont très vite été convaincus du bien-fondé de prendre part au pugilat quand les jeunes femmes et moi-même leur avons expliqué la situation. On s’est d’ailleurs un peu emmêlées : selon laquelle de nous expliquait, ce n’était pas toujours le même qui s’était rendu coupable de coucherie avec la fille de l’autre, mais personne n’a vraiment cherché à recouper nos versions. Ça marchait si bien qu’on a ajouté des personnages : des épouses, des mères, d’autres filles et même une grand-mère. Au bout d’un moment, chaque gars était convaincu qu’au moins un autre avait ainsi « fauté » et tous étaient coupables au moins une fois. Du coup ça castagnait dans tous les sens.
Avec les deux jeunes femmes, on a fini par aller dans le troquet d’en face pour admirer notre œuvre sans risquer de recevoir une baffe perdue. Franchement, ce fut une bien belle baston. Beaucoup de participants, beaucoup d’ardeur, une assez bonne endurance et pas vraiment de vainqueurs à la fin, juste une grosse bande de pauvres types minables et esquintés, qui commençaient à gémir de douleur à mesure que les effets de l’alcool s’estompaient. Je suis allée m’assurer qu’aucun d’eux ne risquait de rentrer cogner sa femme ou sa fille (ou sa grand-mère) à cause de moi, mais personne n’évoquait la question et tous semblaient convaincus qu’ils s’étaient battus à cause du match. Il y en a un qui a fini par déclarer que c’était quand même mieux les matchs de l’équipe de France, « au moins on est tous d’accord à la fin ha ha ha ! » et ils se sont séparés en se tapant dans le dos parce que « ha ha ! c’est bien vrai, ça ! »
Je ne les avais pas beaucoup fait progresser en féminisme, mais au moins ils avaient tous pris une bonne rouste pour leur apprendre à se comporter comme des porcs.
On a les victoires qu’on peut.
Écrit pour le défi du samedi
cette consigne m'inspirait mais j'ai (comme d'hab) manqué de temps alors je te lis avec plaisir et ton texte égaie mon dimanche Merci
RépondreSupprimerMerci ! J'espère que l'inspiration sera renouvelée quand tu auras plus de temps !
SupprimerAu plaisir de te lire, donc !