samedi 23 octobre 2021

La goutte d’eau qui met le feu aux poudres

Je venais juste de poser sa bière à portée de sa main. Il l'a attrapée sans me regarder et a dit « Oh chou, tu m'apporteras mon capodastre. »

Ce n'était pas vraiment un ordre, mais ça y ressemblait quand même assez fort.

Déjà, je n'arrivais pas bien à me rappeler pourquoi et comment on en était arrivés à cette espèce de rituel qui consistait à lui apporter une bière dès qu'il descendait au sous-sol pour jouer de la guitare. Pourquoi il ne la prenait pas tout seul, sa bière, vu qu'il descendait les mains vides ? La première fois, j'étais en bas en train d'étendre le linge quand il était descendu et au moment où je suis partie, il m'a dit « Ah tiens, puisque tu remontes, tu pourras me rapporter une bière ? »

Sur le coup, je m'étais dit que oui, bon, puisque je remontais, effectivement… mais en fait ça ne justifiait pas une seconde que je fasse l'aller-retour à sa place.  

Depuis, au moins deux ou trois fois par semaine, quand il descendait au sous-sol faire de la musique et sans qu’il ait à demander, je lui apportais une bière. Ce genre de petits trucs que tu fais au départ pour faire plaisir, mais qui finissent très vite par être perçus comme un dû et que tu n’arrives pas à ne plus faire. Et je n’avais jamais un « s’il te plaît » ou un « merci ». Souvent je n’avais même pas un regard, sauf quand il voulait me signifier qu’il faudrait que je parte pour qu’il puisse jouer tranquille.

Le sous-sol était à moitié occupé par son matériel de musique – guitare électrique, amplis et pédales en tous genres – et à moitié par la machine à laver et le séchoir. La musique, c’était pas son métier. Il avait commencé la guitare au lycée, comme tous les garçons un peu moches ou empotés, pour séduire les filles, et il avait continué de grattouiller par habitude, jusqu’à la crise de la quarantaine. Pas assez riche pour la voiture de luxe et pas assez charismatique pour la maîtresse vingt ans plus jeune, il avait décidé de jouer les rockers et s’était mis à acheter tout un tas de gadgets très bruyants qui occupaient donc désormais le sous-sol.

Malgré cet amateurisme total et un manque criant de talent, il se considérait quand même prioritaire au sous-sol et avait là aussi insidieusement réussi à me faire accepter l’idée que s’il jouait, je débarrassais le plancher. La première fois qu’il y a eu conflit, je descendais vider la machine et dès qu’il m’a vue il a dit du ton le plus désagréable possible « Non mais je joue, là ! » alors j’avais répondu « Et moi je bosse. La machine doit être finie ». Sa réponse ce jour-là était une telle cause évidente de divorce que je me demande encore aujourd’hui comment j’ai pu ne pas fuir à cet instant précis. Il a dit « Non t’inquiète, je l’ai arrêtée y a un moment, le bruit me gênait. Tu la relanceras quand j’aurai fini ».

Tu la relanceras quand j’aurai fini.

Il va sans dire que la machine contenait environ cinquante pourcents de fringues qui lui appartenaient et que je n’étais pas rémunérée pour les laver. Encore moins pour attendre que monsieur ait fini pour me taper ses corvées. Quand j’y repense, j’ai vraiment été stupide de ne signifier mon agacement qu’en bougonnant, mais en m’exécutant quand même. Jamais il ne s’est demandé comment je m’organisais pour gérer mon boulot, les courses, le ménage, la bouffe et ses lessives - la fameuse répartition des tâches où, en compensation, il ouvre les bocaux de cornichons, bricole et portent les trucs lourds - sauf les courses, donc. En revanche, moi, je devais m’adapter à ses séances totalement irrégulières de grattouilles.

Quelle idiote j’étais, quand même, d’avoir laissé une situation pareille s’installer…

Stupide. Idiote. Bête. Couillonne. D’un coup ça me paraissait évident : globalement notre relation me rendait stupide. Du moins me faisait me sentir stupide. Souvent. Tout le temps. Comme en cet instant précis, où je remontais du sous-sol pour aller chercher le capodastre de monsieur sans avoir la moindre idée de ce que pouvait bien être un capodastre.

J’ai cherché sur internet et en fait c’est bêtement le bidule qui coince les cordes. Je suis sûre qu’il a fait exprès de dire « capodastre » et pas « bidule qui coince les cordes » pour que je me sente encore une fois un peu conne. Pour m’obliger à lui demander ce que c’est et qu’il puisse me répondre avec son petit air condescendant, là. Mais cette fois je ne me suis pas laissée avoir.

J’ai trouvé le machin et j’ai commencé à redescendre pour lui apporter quand je me suis figée à mi-chemin dans les escaliers. Le tuyau qui fuyait depuis une semaine et qu’il devait réparer fuyait toujours. Je regardais les gouttes tomber une à une pour former une petite flaque à mes pieds. La marche et le mur commençaient à être un peu imbibés. Une semaine. Cinq jours de travail. Deux séances de courses. Une dizaine de repas préparés. Trois lessives. Zéro truc lourd à porter. Zéro bocal à ouvrir. Et, donc, zéro bricolage.

J’étais là, comme hypnotisée par ce goutte-à-goutte, son fichu capodastre à la main, à me sentir encore une fois complètement nulle de m’être exécutée sans moufeter pour lui rendre service, quand il a crié « Eh ! Qu’est-ce que tu fous ? » et je l’ai instantanément haï. D’un coup, en bloc, pour toutes les petites humiliations, pour l’asservissement, pour les heures perdues à la cuisine, pour les centaines de marches montées et descendues avec sa bière, pour les lessives à étendre au milieu de la nuit sans bruit parce qu’il dormait après avoir joué de la guitare jusque tard le soir, pour mon dos cassé par ses packs de bières, pas assez lourds sans doute pour que ça bascule dans ses tâches à lui, pour ce satané tuyau qui fuyait…

Je me suis mise sur la pointe des pieds, j’ai levé les bras, évalué la distance… et sauté pour attraper le tuyau. Il était assez gros, mais pas au point de résister à mon poids. Il a cédé et l’eau s’est déversée abondamment dans le sous-sol, directement vers mon guitariste du dimanche. Le temps qu’il réalise qu’il avait les pieds dans l’eau, il était trop tard pour réagir. Il y a eu une première étincelle, une deuxième, et puis un véritable feu d’artifice quand tous ses appareils ont eu l’air d’exploser l’un après l’autre. Pour la première fois, secoué par les décharges, tressautant comme un pantin épileptique avec sa guitare étincelante au milieu du tumulte, il a un peu ressemblé à une rock star sur scène. Mais pas longtemps. Il s’est vite effondré.

Ironiquement, le linge qui séchait n’a ni pris l’eau ni pris feu.

J’ai récupéré mes affaires, bu une bière à sa santé, la première depuis que je ne pouvais pas en ramener assez pour nous deux parce que c’était trop lourd dans mes sacs de courses, et je suis partie.

Je ne vous dirai pas où je lui ai mis son capodastre avant de m’en aller, mais c’était un de ces petits gestes simples, qui ne coûtent pas grand-chose, qu’on ne pense pas toujours à faire et qui, pourtant, font drôlement plaisir.

  

 

Écrit pour le défi du samedi

mardi 19 octobre 2021

L'escalator tue

La dame était un peu chargée et un peu âgée et elle s’était mal engagée sur l’escalator, un sac dans une main qui réduisait sa liberté de mouvement et une valise à roulettes dans l’autre, partie de travers dès le début de la montée parce qu’à cheval sur deux marches.

Dans une tentative maladroite de tout bien remettre d’aplomb, boum, la chute.

Rien de très spectaculaire. Elle n’a pas dévalé une longue volée de marches en passant plusieurs fois cul par-dessus tête dans un méli-mélo de corps, sac et valise rigolo autant que bruyant. Elle n’a même pas hurlé de douleur ou de désespoir en voyant sa valise repartir dans le mauvais sens. Rien. Elle est tombée juste sous elle et s’est retrouvée plus ou moins à genoux sur une marche. Une dame derrière a empêché la valise de dégringoler et un monsieur devant était déjà retourné pour aider.

Mais elle s’était blessée. Là non plus, rien de très grave, mais ça saignait pas mal et, voyant cela, la dame derrière a délaissé la valise au profit de la blessée. C’est là que le monsieur devant, qui était bien parti pour relever la dame, a redressé la tête et crié « Attention ! La valise ! »

Emportée par son élan humaniste et sans doute un peu pète-sec, la dame derrière a rétorqué d’un air pincé et sur un ton de reproche « On s’occupe de madame d’abord ! »

Vexé comme un gamin pris pour une faute qu’il n’a même pas vraiment commise, le monsieur a instantanément oublié et la dame à terre, et la valise en perdition, pour asséner un cinglant « Dis donc, on se calme la vieille ! Sors-toi plutôt les doigts et on pourra faire les deux ! »

La « vieille » est devenue écarlate en une seconde et de la fumée serait obligatoirement sortie de ses narines et de ses oreilles si la scène s’était déroulée dans un dessin animé. Au lieu de ça, c’est une farandole d’insultes très imagées qu’elle a éructée, tout en brandissant un doigt accusateur et rageur vers le malotru. Lequel, quant à lui, atteignant le haut de l’escalator, s’est contenté de lui adresser un autre doigt, très évocateur celui-ci, avant de se détourner dans un haussement d’épaules moqueur.

La colère de la dame, si c’était possible, venait encore de monter d’un cran. Elle était prête à en découdre et a hurlé « Reviens ici ! » au type qui manifestement trouvait ça drôle, parce qu’il est effectivement revenu, tout sourire.

Pendant ce temps, la pauvre blessée que personne n’avait finalement aidée butait contre le haut de l’escalator sans réussir à s’en dépêtrer. Quand la dame derrière s’est mise à la piétiner pour pouvoir se ruer sur le type qui la toisait, la blessée a agrippé fermement sa jambe. Autant pour la faire tomber, parce que c’est pas des manières de marcher comme ça sur une pauvre âme dans la tourmente, que pour s’aider à sortir du cycle infernal qui s’amorçait en haut de cet escalator maudit, où chaque nouvelle marche qui arrivait la renvoyait vers le haut tandis que le palier qu’elle heurtait la repoussait sur la marche suivante.

Ainsi stoppée dans son élan, la furie a effectivement perdu l’équilibre. Elle s’est affalée de tout son poids sur le type qui attendait la bagarre et qui, à la place, s’est écroulé sous la dame. Pas vraiment calmés par l’incongruité de la situation qui, de gênante, était devenue franchement grotesque, ils ont poursuivi leur dispute à même le sol, l’un tirant les cheveux de l’autre pendant que l’autre tentait d’étrangler le premier.

Tirée de son mauvais pas par la cheville qu’elle avait fermement cramponnée, la blessée avait réussi à se relever. Tournant le dos à ses bien piètres sauveurs, elle a vu sa valise qui, comme elle l’instant d’avant, peinait à atteindre le palier. Elle l’a attrapée, s’est réajustée – sac, valise, col de manteau et un mouchoir pour calmer le saignement de sa blessure – et s’est tournée vers les deux enragés qui se roulaient toujours par terre.

Elle leur a marché dessus avant de faire rouler sa valise sur leur étreinte sauvage. Un de ses talons a sans le moindre doute écrasé un testicule et une roulette de sa valise s’est attardée légèrement plus longtemps que nécessaire dans une bouche, brisant au moins une dent sur son passage. Malheureusement, derrière leurs cris, les belligérants n’ont sans doute pas perçu l’ironie quand elle les a remerciés pour leur aide, mais au moins tous deux se sont calmés. Ils l’ont regardée s’éloigner, un peu abasourdis et sûrement un peu honteux.

Quant à elle, elle croyait être tombée à cause de son âge et avait déjà envisagé de limiter ses sorties par peur de tomber encore. Alors ça l’a rassurée de voir qu’elle avait passé l’obstacle des deux corps mouvants avec aisance, bien solide sur ses appuis. Ça lui a redonné confiance.

Comme quoi, c’est vrai hein, aide-toi, le ciel, tout ça…

 

vendredi 15 octobre 2021

Baston

Je ne traîne à peu près jamais dans les bars seule le soir. Je n’ai pas trop de raisons de le faire. Quitte à boire seule, j’aime autant le faire à domicile devant un bon film plutôt que dans un bar potentiellement plein de types avinés, braillards et suants. Mais là, à cause d’une sombre histoire de clés oubliées, j’étais à la porte et j’allais devoir attendre un moment pour récupérer un double, alors je me suis installée dans le bistrot en bas de chez moi.

C’était un soir de foot. Le match était fini depuis un moment, mais il y avait toujours du monde, beaucoup d’hommes évidemment, ça buvait, parlait et riait fort. J’ai repéré une table un tout petit peu à l’écart du tumulte et m’y suis installée. Deux jeunes femmes avaient tenté la même stratégie et occupaient la table voisine. Je ne sais pas quelles circonstances les avaient amenées jusque-là, mais elles ne semblaient pas beaucoup plus emballées que moi par l’ambiance et le bruit qui régnaient.

Quand le serveur est arrivé avec mon soda, deux types ont commencé à me charrier parce que je ne buvais pas d’alcool. D’autres ont commencé à se tourner dans notre direction, désireux peut-être de changer un peu de conversation, parce que refaire le match en picolant, ça va cinq minutes, mais… mais rien en fait. J’ai vu des gens même pas ivres parler de foot pendant des heures après un match, sans jamais se lasser. Alors disons que là les deux gros lourds qui trouvaient incongru que je ne m’alcoolise pas et hilarant de me le faire remarquer avaient juste dû faire assez de bruit pour que les autres viennent voir.

Je leur ai servi mon meilleur air de vieille emmerdeuse, un savant mélange d’agacement et de mépris accompagné de grognements, qui en général calme assez bien ce genre d’importuns, mais le mal était fait : ils avaient repéré les deux jeunes femmes planquées derrière moi et là, les pauvres se sont retrouvées assaillies de mains baladeuses et d’haleines chargées soufflées de beaucoup trop près et je me sentais un peu responsable du malaise que je voyais s’installer. Tout dans leur attitude, leurs gestes, leur façon de ne pas répondre et jusqu’à leurs sourires crispés, tout hurlait « pitié ! laissez-nous tranquilles ! » mais rien, absolument rien dans l’air goguenard et les cris de leurs assaillants ne semblait vouloir dire « nous avons pris bonne note de votre inconfort, mesdames, nous allons vous laisser et nous nous excusons pour la gêne occasionnée. »

Étant donné qu’aucun des autres bonhommes présents ne semblait disposé à intervenir, je me suis résolue à venir moi-même en aide aux deux jeunes femmes. J’ai d’abord tenté la voie diplomatique, calmement et poliment, mais tout ce que j’ai gagné, c’est des insultes et une main au cul. À mon âge. Une main au cul. Sans déconner ? J’ai attrapé mon verre, prête à l’écraser sur le visage qui allait avec ladite main, mais flemme de risquer de me blesser. Alors à la place, j’ai siroté un peu mon soda en regardant le gars. Il avait l’air pote avec celui d’à côté. Je lui ai demandé : « Vous êtes copains tous les deux ? »

Il a attrapé le copain en question par le cou, l’a ramené vers lui et, façon amitié virile en tapant son torse m’a répondu « Ouais ça c’est mon poteau, mon frérot même ! »

En parlant haut et fort pour qu’il me comprenne bien malgré son état et le bruit, j’ai répondu « Ah c’est chouette, ça. Du coup ça ne te dérange pas du tout qu’il couche avec ta fille ? »

Je ne savais pas s’il avait une fille et je dirais, vu son état, qu’a priori lui non plus. Mais c’est marrant, hein, comme ce genre de mecs ne voient strictement aucun inconvénient à harceler, intimider, effrayer ou agresser une femme, mais qu’un autre type fasse la même chose à une femme qu’ils considèrent comme leur propriété – épouse ou fille, parfois même sœur ou mère – et là ils deviennent fous. En général je préfère essayer d’expliquer, d’éduquer ce genre de brutes sexistes pour les amener à repenser leur masculinité, mais on ne va pas se mentir : ça ne marche quasiment jamais et certaines situations nécessitent des solutions beaucoup plus efficaces. Comme jouer sur ce genre de biais misogynes pour se tirer d’une situation pénible.

Ça n’a pas loupé. Le gars s’est retourné vers son « frérot » avec un regard mi-dégouté mi-haineux et l’autre n’a pas eu le temps d’ouvrir la bouche pour éventuellement se défendre qu’un poing s’abattait déjà sur le coin de son nez. Les autres types autour qui hésitaient à s’en mêler sans savoir de quoi il retournait ont très vite été convaincus du bien-fondé de prendre part au pugilat quand les jeunes femmes et moi-même leur avons expliqué la situation. On s’est d’ailleurs un peu emmêlées : selon laquelle de nous expliquait, ce n’était pas toujours le même qui s’était rendu coupable de coucherie avec la fille de l’autre, mais personne n’a vraiment cherché à recouper nos versions. Ça marchait si bien qu’on a ajouté des personnages : des épouses, des mères, d’autres filles et même une grand-mère. Au bout d’un moment, chaque gars était convaincu qu’au moins un autre avait ainsi « fauté » et tous étaient coupables au moins une fois. Du coup ça castagnait dans tous les sens.

Avec les deux jeunes femmes, on a fini par aller dans le troquet d’en face pour admirer notre œuvre sans risquer de recevoir une baffe perdue. Franchement, ce fut une bien belle baston. Beaucoup de participants, beaucoup d’ardeur, une assez bonne endurance et pas vraiment de vainqueurs à la fin, juste une grosse bande de pauvres types minables et esquintés, qui commençaient à gémir de douleur à mesure que les effets de l’alcool s’estompaient. Je suis allée m’assurer qu’aucun d’eux ne risquait de rentrer cogner sa femme ou sa fille (ou sa grand-mère) à cause de moi, mais personne n’évoquait la question et tous semblaient convaincus qu’ils s’étaient battus à cause du match. Il y en a un qui a fini par déclarer que c’était quand même mieux les matchs de l’équipe de France, « au moins on est tous d’accord à la fin ha ha ha ! » et ils se sont séparés en se tapant dans le dos parce que « ha ha ! c’est bien vrai, ça ! »

Je ne les avais pas beaucoup fait progresser en féminisme, mais au moins ils avaient tous pris une bonne rouste pour leur apprendre à se comporter comme des porcs.

On a les victoires qu’on peut.  

 

 

Écrit pour le défi du samedi

 

 

mercredi 13 octobre 2021

Le vieux fan(e)

Donc le vieux était toujours au taquet.

En fait, je ne savais pas vraiment à quel point il était vieux, alors c’était peut-être tout à fait normal qu’il soit encore bien réactif, mais ça m’avait fait plaisir quand même.

J’avais croisé sa « route numérique » une dizaine d’années plus tôt au hasard d’un atelier d’écriture et il me semble que déjà à l’époque je l’imaginais vieux, sans doute à cause de sa façon de se présenter lui-même, alors dix ans plus tard…

Toujours est-il que, donc, il était non seulement encore bien présent sur la toile, mais en plus toujours fidèle. Je pouvais laisser mon blog en plan pendant des mois, dès que je réécrivais le moindre petit bout de texte il était là, toujours prompt à me laisser un petit mot gentil et drôle qui me donnait immanquablement l’envie de recommencer à écrire plus régulièrement, ne serait-ce que pour lui.

J’ai bien quelques autres lecteurs et lectrices fidèles et enthousiastes, mais je connais la plupart dans la vraie vie et certains sont même de ma famille. Lui non. Du coup il n’était pas obligé de me lire et de faire semblant d’apprécier. Et ce n’était pas non plus un relou qui drague. Ceux-là, normalement, tu ne te fais avoir qu’une fois et en plus, comme j’ai dit, il était quand même vieux, alors je sais que ça n’interdit pas d’être relou, mais disons que l’âge calme parfois certaines ardeurs. Et de toute façon, même vieux, ce n’est pas possible de s’y prendre aussi mal et aussi lentement. Comme s’il avait le temps ! Donc définitivement non, il ne draguait pas du tout. La conclusion logique était donc que j’avais un vrai fan.

En le voyant réapparaître dans les commentaires sur mon blog après ce qui avait encore été une de mes très longues absences de la toile, non seulement ça m’a fait plaisir qu’il soit toujours là, mais en plus je me suis dit que ce serait quand même sympa de finir par le rencontrer.

Les vacances de Toussaint approchaient, j’avais envie de bouger un peu, pas loin, tranquille, et la Belgique m’a semblé être une option intéressante : j’avais quelques personnes à y voir, je ne connaissais ni Bruges ni Bruxelles et à Bruxelles justement, il y avait mon vieux fan. Alors je me suis dit allez, pourquoi pas, si je ne le fais pas maintenant, après, va savoir, il sera peut-être trop tard, alors banco !

Je l’ai contacté, il était partant et on s’est fixé une date pour que j’aille dîner chez lui.

Le hasard de nos agendas a fait qu’on s’est donné rendez-vous pour le soir d’Halloween. J’ai trouvé que ce serait marrant d’arriver déguisée. Quelque chose d’un peu morbide et sanglant serait parfait pour l’occasion, vu que ça me ressemblait assez et qu’il avait l’air de bien aimer… J’ai opté pour quelque chose d’assez simple, à base de vêtements ensanglantés et d’illusion de tête coupée avec force maquillage et fausses chairs pendantes en latex. Franchement ça rendait pas mal du tout.

Malgré ça, malgré mon âge – c’est que je ne rajeunis pas non plus – et malgré un physique dont on n’arrive même plus à imaginer ce qu’il avait bien pu ressembler vingt ans en arrière tellement il a pris cher ces derniers temps, il a fallu qu’un type m’emmerde quand même dans le tramway.

J’avais acheté un bouquet de fleurs et une bouteille de vin pour mes hôtes et je me baladais donc en semi-cadavre. À quel moment un mec peut-il bien imaginer que c’est sans doute le moment idéal pour tenter un truc ? Il s’est dit que je devais avoir du temps à perdre avec un inconnu et que j’y étais tellement disposée que j’avais justement prévu de quoi agrémenter notre rencontre ? Et même si j’avais eu l’air… de rien, vous explosez, les gars, si vous ne venez pas briser les ovaires d’une femme au moins une fois par… par quoi ? Vu le nombre de femmes emmerdées et puisqu’il paraît que #NotAllMen, j’imagine que ça fait une sacrée fréquence pour les harceleurs, hein ?

Bref. Ce n’est pas le sujet. Tout ça pour dire que j’ai carrément passé l’âge de me laisser emmerder dans un tramway, même par un belge, et qu’une chose en entraînant une autre, après une sombre histoire de chute, de rails et de freinage tardif, je me suis retrouvée avec la tête du type dans les mains. Sans savoir exactement où était le reste. Son corps, je veux dire.

Je ne me suis pas posé la question très longtemps. J’étais presque arrivée chez mon super fan et je n’étais pas encore en retard alors j’ai filé et, dans l’ascenseur, en vérifiant mon costume avec toujours cette tête à la main, j’ai essayé un truc en la posant sur mon épaule et franchement, mon effet tête coupée de départ était déjà pas mal, mais alors là l’effet monstre à deux têtes coupées c’était encore mieux.

J’ai sonné et quand la porte s’est ouverte sur mon vieux fan, j’ai essayé de rester un peu impassible le temps qu’il trouve la bonne tête. Il affichait d’abord un grand sourire que le trouble a un peu figé avant qu’une expression dubitative et un peu inquiète ne l’efface totalement. J’ai trouvé que la blague avait assez duré, alors j’ai attrapé l’autre tête par les cheveux en m’exclamant joyeusement « C’est moi, Walrus ! C’est Poupoune ! ».

La tête en se décollant de mon épaule avait fait un gros bruit de succion un peu crado, j’avoue, et une belle quantité de sang en avait coulé à moitié sur moi, moitié sur le paillasson. Je ne sais pas si c’est à cause de ça, mais il a eu un mouvement de recul un peu vif et s’est encoublé dans un petit chien qui couinait dernière lui. 

Je voyais arriver le désastre et comme ce n’est vraiment comme ça que je voulais rencontrer mon plus grand et plus vieux fan, je me suis carapatée sans même attendre de voir comment l’homme et la bête se tireraient de ce mauvais pas. Je me suis dit qu’avec un peu de chance, vu son âge, il aurait tout oublié dès le lendemain.

N'empêche, j’étais quand même un peu déçue. Moi qui pensais qu’il aimait vraiment mon style, vu sa réaction, je suis obligée de me demander si ce n’était pas finalement qu’un de ces vieux pervers lourdingues qui traînent sur internet.

 

Dédicace à mon plus vieux fan… Avec toute mon amitié et ma reconnaissance !