mercredi 8 octobre 2014

Ô vieillesse ennemie

 
Je n’ai rien contre les vieux.
 
Enfin… ce n’est pas tout à fait vrai : je leur en veux un peu (un gros peu) de me foutre un cafard terrible à chaque fois que j’en croise un dont je me dis « pourvu que je ne devienne pas comme ça ».
Autant dire que globalement, le vieux très très vieux, qui avance à tout petits pas incertains, qui s’arrête tous les deux ou trois mètres pour reprendre son souffle ou s’appuyer un moment au mur, le petit vieux tout racrapoté, tordu, branlant qui, en plus, se traîne tout seul dans la rue pour acheter son pain (de mie) et le journal dont il ne peut plus qu’à peine lire les (gros) titres, ce vieux-là me plombe le moral à tous les coups. Même ceux dont j’essaie de me dire qu’ils sortent peut-être, malgré tout, parce qu’ils en ont l’envie et le temps et pas seulement parce que c’est ça ou crever de faim chez eux tout seuls comme des cons, je finis toujours par penser que s’ils me disaient une chose pareille ce serait seulement pour essayer de s’en convaincre eux-mêmes.
 
Je n’arrive pas à ne pas voir le pire dans chaque vieux que je croise.
Même un tout vieux sans canne, sans déambulateur, sans tremblote ou autre signe extérieur de vieillesse aggravée, j’arrive presque toujours à lui trouver un air hagard, perdu. Alors qu’un vieux aussi vieux, ça fait bien longtemps que ça ne change plus ses habitudes, alors ça n’a pas de raison d’être perdu. À moins d’être déjà un peu perdu dans sa tête et ça, je pourrais pleurer rien qu’à imaginer le drame qui se joue dans son esprit ou pire, qui ne s’y joue même plus parce que tout perdu qu’il est, il n’en a absolument pas conscience.
Et puis il y a les vieux à la dignité persistante… comme cette toute vieille dame, l’autre jour, accrochée à son tout vieux mari. Tirée à quatre épingles, le pas lent, mais sûr, grâce au bras de l’époux, légèrement plus vaillant qu’elle…
De loin, il paraissait évident qu’elle avait récemment confié les rares cheveux qui lui restaient à un coiffeur et, même si les derniers coups de peigne qu’elle leur avait donnés avaient manifestement dû être un peu hasardeux et tremblotants, on ne pouvait pas ne pas remarquer l’effort. En m’approchant un peu, j’ai constaté aussi qu’elle était maquillée. J’étais encore un peu trop loin pour pouvoir remarquer un maquillage qui n’aurait pas été un peu outrancier, mais c’était toutefois encore un effort notable. Et ce n’est qu’en croisant cette toute vieille que je me suis aperçue qu’en plus des petites imperfections sans gravité de-ci de-là, l’essentiel de son rouge à lèvres très rouge était sur ses dents. Mais à un point que c’était à se demander si elle ne l’avait pas mangé, son bâton de rouge. Et j’ai tout de suite eu un immense élan de sympathie pour son mari, qui ne pouvait pas ne pas avoir remarqué, mais qui n’avait à l’évidence rien dit. Parce chaque petit rien qui ne va plus annonce le suivant et celui d’après, jusqu’à ce que plus rien n’aille et qu’il est parfois moins douloureux d’ignorer les signes ?
À moins que lui aussi n’ait tout simplement été trop vieux pour remarquer quoi que ce soit. D’ailleurs, à le voir de plus près, il ne la soutenait qu’à grand peine, sa petite vieille peinturlurée. On sentait bien que chaque pas lui coûtait. Du coup il m’a foutu le bourdon aussi, le con.
 
Plus je croise des vieux, plus je déprime alors oui, je sais que c’est injuste, mais c’est plus fort que moi, je ne peux pas m’empêcher de leur en vouloir. Un peu. Pas au point de shooter dans leurs béquilles ou de débrancher leurs sonotones, mais assez pour ce qui s’est passé aujourd’hui.
 
Aujourd’hui, je suis tombée sur le vieux qui te console. Pas le vieux en pleine forme, à l’œil de lynx, au geste vif et à l’esprit aiguisé comme dans les films, non : le vieux con. Le bon vieux con à l’ancienne. Celui qu’a fait la guerre et que ces jeunes qui respectent plus rien ça leur ferait pas d’mal, tiens, une bonne guerre !
Et pour bien faire, il a fallu que je le croise à la caisse du supermarché. Plus précisément, au moment où ce vieux con m’a grillé la place dans la queue, en faisant comme s’il n’avait pas vu mon panier plein posé à l’endroit précis qu’il a dû soigneusement contourner pour pouvoir me passer devant.
Alors entendons-nous bien : je ne suis pas du genre à me battre avec un vieux – surtout qu’avant de savoir que c’est un vieux con, je lui laisse le bénéfice du doute – pour une place dans la queue. Faire les courses m’emmerde déjà assez pour que ma compassion soit acquise sans restriction à quiconque se fade la corvée avec un quelconque handicap, ne serait-ce que celui d’être vieux. En plus, aujourd’hui, j’avais le temps et lui si peu de courses que le temps perdu serait marginal.
Mais c’est comme les vieux cons qui t’engueulent dans le bus parce que t’as pas bondi de ton siège à l’instant où ils sont montés… Comme si d’être vieux les dispensait d’être polis et de demander gentiment. Comme si d’être vieux les rendait immédiatement détectables par toute personne assise de moins de leur âge moins vingt ou trente ans et rendait impossible le fait qu’être absorbé dans une lecture, une conversation ou une pensée puisse empêcher le « jeune » de voir le vieux à qui la politesse veut qu’on laisse sa place. Ils n’ont qu’à se promener avec une clochette, s’ils veulent être sûrs qu’on réagisse vite à leur présence sans qu’ils aient à ouvrir la bouche…
 
Mon vieux con du jour était de cette catégorie-là. Je suis vieux donc je te passe devant et, accessoirement, je t’emmerde.
Comme j’avais le temps, je l’ai (poliment) fait chier.
 
- Excusez-moi, mais j’étais là.
 
Il aurait répondu un pipeau du genre « oh pardon je ne vous avais pas vue mais je n’ai que quatre articles ça vous embête si… » je l’aurais laissé passer. Avec le sourire, même. Au lieu de ça, il a aboyé un truc du genre « Vous avez pas réservé ». Lui si ?
Je l’ai titillé encore un peu, mais il a précipitamment posé ses quatre articles sur le tapis pour voir un peu si j’oserais encore lui disputer la place maintenant qu’il s’y était officiellement installé.
Je n’ai pas lutté. Au lieu de ça, j’ai maladroitement posé mon pack de lait sur ses tomates et mon baril de lessive sur ses seize pots de yaourt, en appuyant bien pour être sûre.
Il a pris pour sa connerie et pour la déprime que je dois à tous ses congénères mal-portants.
Quand il a payé ses articles – sa purée de tomates et une bonne moitié de ses yaourts éventrés – et qu’il les a serrés contre lui pour ne pas risquer de les faire tomber, maculant ainsi sa veste et son pantalon d’un jus rosâtre, j’ai bien vu qu’il ne s’était pas rendu compte de ma petite intervention malveillante. Et je n’ai pas pu m’empêcher de me dire que s’il n’avait pas vu ça, il n’avait peut-être vraiment pas vu mon panier un peu plus tôt en piquant ma place. Je l’ai imaginé rentrant chez lui, découvrant le décès de ses tomates et de la moitié de ses yaourts. Je l’ai imaginé effondré en comptant les trois sous qui lui restaient de sa maigre retraite pour voir s’il pouvait espérer remplacer ne serait-ce qu’une partie des denrées perdues, ou s’il lui faudrait attendre le trimestre prochain pour remanger des tomates.
Après, j’ai élargi le tableau en imaginant sa femme cacochyme et édentée, qu’il nourrissait scrupuleusement et quotidiennement de yaourts parce que c’était tout ce qu’il réussissait à lui faire encore manger, à part un peu de soupe de tomates de temps en temps, les jours de fête, parce qu’il avait quand même du mal à cuisiner des petits plats malgré toute sa bonne volonté. J’essayai d’estimer la durée du jeûne que la pauvre vieille allait subir parce que j’avais éventré huit yaourts et ses chances d’y survivre. Et puis je me suis mise à penser au vieux con, au-dessus de l’évier, frottant à gestes maladroits sa (seule) veste et son (seul) pantalon pour essayer d’en faire partir la longue traînée de mélasse rose, parce la machine à laver a rendu l’âme il y a longtemps et que le pressing, vous n’y pensez pas ? Avec le mal que j’ai déjà à nourrir ma femme et à payer le loyer…
Bref : ce con m’a fait culpabiliser et, comme les autres – peut-être même plus encore – déprimer.
 
Du coup j’ai décidé que si je le recroisais, celui-là, il aurait droit à un croche-pied.
Merde alors.
 
 
 

 

2 commentaires:

  1. Aahhhh! Excellent... J'en tremble sur mon déambulateur.

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    1. Merci beaucoup, mais attention à ton col, Papy. Non, pas de chemise, t'as encore oublié d'en mettre une... Je parlais du fémur. Quoi ? Mais non, on fait pas le mur. Je disais... Oh et puis laisse tomber, tu me déprimes trop.

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