Mon problème avec le mendiant en bas de chez moi n’a
rien à voir avec un quelconque problème que j’aurais avec les mendiants en
général ou celui-là en particulier… pas plus qu’avec le fait qu’il s’installe
tous les jours en bas de chez moi.
Un soulard qui m’insulterait et souillerait
quotidiennement le portail de l’immeuble de pisse et de gerbe, je ne dis pas
qu’à la longue il ne me dérangerait pas un petit peu, mais là c’est pas le
genre du bonhomme. Il est aussi sobre que poli et n’a même pas l’air sale. Il
se contente d’être là et de faire la manche. Il dit toujours merci très
gentiment quand on lui donne une pièce et salue systématiquement, avec le
sourire, les gens qu’il voit passer chaque jour, même quand on ne lui donne
rien. Alors non, vraiment, je n’ai rien contre lui. Et je dirais que même le
clodo cradingue qui pue et qui te gueule dessus quand tu passes, je n’ai rien
contre lui. Pour tout dire, la seule pensée de l’horreur que doit être la
dégringolade et la vie dans la rue m’incite à tout pardonner d’office. Il y a
des catégories de personnes, comme ça, auxquelles j’accorde sans réserve le
bénéfice du doute et plus de circonstances atténuantes qu’elles-mêmes seraient
capables de s’inventer. C’est mon côté bonne sœur.
Non, ce qu’il y a, avec le mendiant en bas de chez moi,
c’est que souvent, quand je passe, vu que ça fait un petit paquet d’années que
je le croise au moins une fois par jour, on se salue. Selon à quelle vitesse je
passe, c’est un simple petit signe de tête, un bonjour ou, les jours où je traîne,
un bref échange courtois. Et à chaque fois qu’on échange quelques mots – ou
quand je lui donne une pièce – il me souhaite bonne journée.
Et bien sûr, je réponds « merci, vous
aussi ».
Et c’est ça mon problème.
À
part les gens mal élevés, tout le monde répond « vous aussi ». C’est
un réflexe. Mais à chaque fois que je lui souhaite à lui une bonne journée, à
peine les mots sortis de ma bouche, je les imagine résonnant dans sa tête
accompagnés d’un rire sardonique et je suis invariablement submergée de honte à
l’idée qu’il puisse penser que je me fous de sa gueule.
Dès cet instant, l’image de ce pauvre gars, toute la
journée le cul par terre sur son carton, tantôt sous la pluie, tantôt dans le
vent, faisant des risettes au chaland dans l’espoir qu’il daignera lui jeter une
piécette et ruminant mes paroles en nourrissant, forcément, une haine féroce
contre moi qui n’ai rien trouvé de mieux à faire que lui souhaiter une bonne
journée, cette image s’insinue dans mon esprit et ne me quitte pas de toute la
journée et toute la journée je me dis « non mais franchement, comment
veux-tu qu’elle puisse être bonne, sa journée de merde ?! » et je
culpabilise.
Et la culpabilité, quand ça vous prend, ça ne vous
lâche pas comme ça. Moi, en tout cas, ça peut carrément me gâcher la journée
alors que dans le fond, j’y suis pour rien, s’il passe ses journées sur un bout
de trottoir ! Alors oui, c’est vrai, je lui en veux un petit peu. Et même
ça, ça me fait culpabiliser. Je vous laisse imaginer l’état d’esprit qui était
le mien ce matin-là… C’était pas vraiment une journée qui commençait plus mal
qu’une autre, mais je n’étais pas disposée à me la laisser gâcher. Alors j’ai
fait semblant de ne pas le voir en lui passant devant, mais j’ai immédiatement
senti poindre la culpabilité et j’ai fait demi-tour pour lui donner une pièce
et repartir en paix avec moi-même, mais ce con n’a pas pu s’empêcher de
l’ouvrir :
- Oh, merci madame ! Et bon…
Je ne l’ai pas laissé finir. Trop, c’est trop.
Je lui ai écrasé le nez d’un coup de talon en
hurlant « MAIS TU PEUX PAS LA FERMER TA PUTAIN DE GRANDE GUEULE, SALE
CLODO DE MERDE ! »
Il n’a pas porté plainte.
Au lieu de ça, il s’est mis à baisser ses yeux tuméfiés
sur mon passage dans une attitude craintive et implorante qui n’a rien arrangé
à ma culpabilité latente. J’ai eu beau laisser des sommes de plus en plus
délirantes dans sa coupelle, rien n’y a fait, la culpabilité ne me lâchait pas –
alors qu’il n’osait même plus me dire merci, ce qui aurait dû me
décomplexer un peu, mais non. Comme j’ai dit : moi, la culpabilité, quand
ça me prend…
J’ai dû déménager et maintenant, quand un clochard fait
mine de s’installer en bas de chez moi, je lui jette des trucs par la fenêtre
pour qu’il aille plus loin. Hors de question de revivre le même enfer qu’avec
le précédent.
Alors non, vraiment, on ne peut pas dire que j’aie quoi
que ce soit à l’encontre des clochards et des mendiants, non… si ce n’est une
profonde empathie qui, dans le fond, est tout à mon honneur.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire