« Votre attention s’il vous plaît… »
Les annonces dans le métro n’augurent généralement rien de bon. Là, ça ne me concernait pas, mais j’y ai prêté attention à cause du ton sur lequel l’agente énonçait son message… Le problème n’était pas vraiment grave – un simple ralentissement et des excuses pour la gêne occasionnée – mais elle n’aurait sans doute pas pu employer un ton plus lugubre pour annoncer la disparition de l’espèce humaine en dehors de la (grosse) poignée de survivants présents sur le quai. C’était horrible. De bon matin, à cette heure où tu commences à peine à sentir s’éloigner la chaleur de ta couette, c’était des coups à vouloir directement crever sous les roues du prochain métro… Je me suis dit qu’un petit « incident grave de voyageur », selon la formule consacrée, serait une bien bonne excuse pour arriver très tard au bureau, voire ne pas y aller du tout et à peine cette pensée avait-elle fini de se former dans mon esprit qu’une autre la chassait violemment : « OH MON DIEU MAIS QU’EST-CE QUE CE BOULOT A FAIT DE MOI ? »
Oui, quand je suis horrifiée dans ma tête je dis « oh mon dieu » en majuscules pendant que les petites mains de mon cerveau viennent se plaquer sur ses joues.
Et donc, de bon matin sur le chemin du bureau, j’avais fugacement pensé qu’un décès horrible pourrait m’arranger en m’épargnant quelques heures au travail.
Sur le coup, c’est moi que j’ai eu envie de pousser sur les rails.
Après coup, je me suis dit que c’était plutôt l’ensemble des responsables du quotidien déplorable des travailleurs et des travailleuses qu’il fallait jeter sous le métro. Compliqué parce qu’une large part de ces gens-là ne prend évidemment pas le métro, mais disons que ce n’est qu’une image pour évoquer une mort involontaire qui pourrait tout aussi bien être de type pendaison, bûcher, éviscération, petit écartèlement à l’ancienne…
Perdue dans ces réjouissantes pensées j’aurais probablement raté mon arrêt si ça n’avait pas été le terminus. Une dame m’a gentiment tapoté sur l’épaule en voyant que je ne sortais pas… mais j’avoue lui en avoir un peu voulu. L’espace d’un instant, je me suis prise à rêvasser de l’endroit où vont les métros après le terminus. Quel monde inconnu se cache au-delà de la dernière station de la ligne ? Des animaux merveilleux peuplent-ils le tunnel obscur dont on ne devine rien au bout du bout du quai ? Ou n’y a-t-il rien ? Un espace vide, nu, mort, aussi fascinant qu’angoissant ? Je me suis aperçue que je ne m’étais jamais posé cette question et pour entrevoir un début de réponse je suis restée sur le quai le temps que le métro redémarre et s’engouffre dans cet inconnu. Je l’ai regardé s’éloigner, guettant l’instant où il disparaîtrait soudain, ou le moment où quelque chose ou quelqu’un apparaîtrait pour me donner un indice sur ce mystère…
Il s’est éloigné si peu dans le tunnel qu’il baignait encore largement dans la lumière du quai quand il s’est arrêté de nouveau. Au bout de quelques secondes il est revenu, mais en bifurquant sur la gauche pour passer au quai d’en face et repartir dans l’autre sens.
Cette matinée s’annonçait fort décevante.
Un nouveau métro est arrivé et a déversé ses voyageurs sur le quai où je me tenais encore immobile, le regard toujours perdu au loin sur ce monde certes inexploré mais manifestement trop petit, quand on m’a une nouvelle fois tapoté l’épaule. Cette fois je ne voyais pas bien pourquoi, mais je me suis retournée quand même.
Ma cheffe.
« Ben alors tu rêves hahaha c’est pas le moment faut aller bosser haha allez allez moi je file je t’attends pas j’ai une réunion avec [nom d’un directeur quelconque supposé instantanément impressionner une subalterne] ».
Sa petite voix nasillarde, là.
Quand tu vas au bureau à reculons, le trajet ressemble certes à un chemin de croix, mais c’est aussi un moment qui t’appartient quand même encore un peu. Un moment dont tu peux profiter pour rêver par exemple de trucs stupides au bout du tunnel. Un moment où tu peux finir les dernières pages du chapitre, quitte à te poser cinq minutes sur un siège pour ce faire. Un moment où tu peux même faire semblant de croire que tiens, là, si tu voulais, allez, pourquoi pas ? tu pourrais rebrousser chemin et rentrer te coucher. Ou aller explorer ce fichu tunnel. Choisir un nouveau chemin, quoi, comme on dit dans les publications Facebook sur fond de coucher de soleil à travers les arbres en bord de mer…
L’air de rien, il est précieux ce moment.
Alors l’irruption criarde d’un importun ou, ici, d’une importune représente une contrariété assez violente. L’évocation en quelques mots de sa grande supériorité sur ma misérable petite personne avant huit heures du matin est incontestablement une agression. Et « je file je t’attends pas » ? D’où tu m’attendrais ? Tu fais un mètre cinquante pour quarante kilos et je suis grosse donc je vais forcément te ralentir ?
Évidemment, à ce moment de l’histoire, vous vous dites que conformément à mes premières pensées du jour je l’ai poussée sous le métro suivant.
Eh bien pas du tout.
J’ai une conscience aigue de l’importance de ma liberté, si relative soit-elle rapport à l’aliénation capitaliste par le travail précédemment évoquée. Donc quand l’envie me prend de tuer quelqu’un, d’abord je me rappelle que c’est mal, quand même, bien entendu, ensuite je pense à l’éventuelle privation de liberté qui pourrait s’ensuivre et je me dis immanquablement que priver le monde – disons au moins ma fille – de ma personne à cause d’une aussi détestable petite personne serait une idée tout à fait insupportable à ruminer en prison alors je prends sur moi et je réponds « OK. »
Pensez-y la prochaine fois que je vous réponds « OK » et dites-vous que vous venez peut-être d’échapper à une mort horrible et gardez ça en tête quand il vous reprendra l’envie de me faire chier. OK ? (Non, là ça compte pas, détendez-vous).
Bref.
Ma cheffe a donc tourné les talons – ses très hauts talons qui clament au monde entier « je suis minuscule et horriblement complexée » – et s’est éloignée rapidement.
D’une rapidité relative, quoi. La rapidité d’une très courte paire de jambes juchée de bien trop hauts talons. Alors juste pour la faire chier parce que, comme évoqué plus haut, je n’étais pas exactement pressée d’arriver, j’ai moi aussi accéléré le pas. Je suis peut-être grosse, mais mes jambes sont normales et mes chaussures confortables. Je lui ai collé au train et je voyais bien qu’elle essayait de me distancer, mais entre les gens qui commençaient à encombrer le bas de l’escalator et ses épouvantables chaussures, elle n’y arrivait pas.
Comme je suis joueuse j’ai fini par lui dire « Non mais vas-y, hein ? M’attends pas, c’est bon. En plus je traîne, je suis pas pressée, moi… »
Elle s’est mise à vaguement trottiner. Je crois qu’elle n’avait pas tout à fait fini de poser un pied sur l’escalator quand elle est tombée.
La tête droit sur le rebord d’une marche. Elle s’est retrouvée plantée dans les espèces de dents qu’ont les marches d’escalator, là, vous voyez ? Plantée. Sans mentir. Le nez et la joue plantées dans la marche. Son petit nez de fouine tout neuf, là.
Je vous jure que je ne l’ai même pas poussée. C’est rare, mais ça arrive. Parfois, le destin se reprend, retrouve un peu sa dignité et fait des petits coups vaches comme ça aux forts pour soulager les faibles. J’étais en train de me dire qu’il était important de prendre le temps de savourer l’instant, quand je me suis reprise : j’avais tellement mieux à faire ! Je me suis penchée vers elle pour lui dire :
« Je t’attends pas, hein, désolée, mais du coup t’inquiète pas, je vais te remplacer à ta réunion avec je sais plus qui, là »