Putain de confinement.
Enfin, non, d’ailleurs. Le
confinement n’y est pas pour grand-chose. Objectivement, c’est plutôt ma faute.
Non, c’est la sienne, évidemment, bien plus que la mienne, mais au fond, pour
ce que ça change…
Le premier confinement, je l’avais
très bien vécu. Je n’ai pas de problème avec la solitude, je ne redoute pas du
tout l’ennui, j’arrive à maintenir avec mes proches un contact qui, même à
distance, peut me suffire et je peux travailler chez moi sans problème alors
oui, le confinement, je le vis bien. C’est plutôt le retour à la vie normale
qui m’a fait dérailler… cette espèce d’euphorie à l’idée de retourner se faire
chier au bureau, de recommencer à claquer un fric monstre dans des kilos de
fringues inutiles, de refaire exactement tout comme avant, mais en pire, en
ayant peur de tout le monde dans le métro, en détestant encore plus qu’avant l’open-space
et le flex-office (de toute façon, les anglicismes dans le monde de l’entreprise
n’augurent jamais rien de bon), en se retrouvant plus ou moins obligé d’accepter
des conditions de travail dégradées, en mesurant avec chaque jour plus d’amertume
le fossé entre les rêves de changements nourris pendant le confinement pour
construire le monde d’après et le résultat, le retour brutal dans le monde d’avant
encore plus dégueulasse, plus déprimant, plus masculin, aussi…
C’est le seul truc que, comme la
plupart des femmes, j’ai vraiment mal vécu pendant ce confinement : le
retour des femmes dans l’ombre du foyer et du travail gratuit, pendant que ces
messieurs squattaient les comités de direction, les plateaux télé, les unes des
journaux et la quasi-totalité de la parole publique.
Faut dire que leurs femmes n’ont
pas trop trouvé le temps, elle, avec leur triple journée – travail, tâches
domestiques et école à la maison...
Alors oui, ce retour à la vie
normale m’a beaucoup affectée. La conscience de ce qui risquait d’arriver
après, dans le confort relatif de mon propre confinement, j’arrivais à en faire
plus ou moins abstraction, mais une fois dehors, impossible de regarder
ailleurs ou d’ignorer les faits : le monde était encore plus merdique qu’avant.
Tout recommençait comme si cette catastrophe ne nous avait pas prouvé que c’était
insensé de persister dans la même voie. Tout recommençait avec une plus grande
intensité, comme si les profiteurs de ce système dégueulasse avaient quand même
compris que ça ne durerait peut-être pas toujours et voulaient en tirer le
maximum avant l’effondrement définitif – qu’ils préféraient précipiter, donc…
allez comprendre ce qui se passe dans la tête de ces gens…
Du coup, l’annonce du
re-confinement, elle aussi accélérée par cette frénésie épouvantable de vouloir
à tout prix urgemment relancer la machine, était plutôt une bonne nouvelle, d’une
certaine manière. Du moins, elle aurait dû, pour moi, être une bonne nouvelle,
si je n’avais pas autant déconné.
J’ai beau essayer de comprendre
ce qui m’a pris, je ne me l’explique toujours pas. Des années que j’avais
décidé de ne plus jamais m’encombrer d’un mec. Des années que quasiment chaque
jour j’avais une bonne raison de me féliciter de cette décision. Des années à tendre
petit à petit d’un raisonnable « not all men » de féministe débutante
à un plus radical « ah mais si en fait », à mesure que j’observais
les situations, entendais les témoignages, lisais les chiffres, identifiais les
comportements problématiques et mesurais l’ampleur catastrophique du problème.
Des années.
Des années à supporter les « mais
si tu verras un jour toi aussi tu rencontreras l’homme de ta vie », alors
que je ne voulais ni d’un bonhomme dans ma vie, ni de cette espèce de pitié gênante
de la part de gens, qui franchement, me paraissaient souvent bien plus pitoyables
que moi…
Des années à me conforter
progressivement dans ma position de célibataire volontaire et très heureuse de
l’être. Des années.
Des années, et à peine quelques
jours d’une sortie de crise effrayante pour tout foutre en l’air.
Vraiment, je ne sais pas ce qui m’a
pris. Au détour d’un échange courtois somme toute assez anodin chez le primeur,
je me suis mise à rouler des yeux et à minauder comme si j’avais quinze ans, alors
que le mec n’était même pas vraiment beau, juste un peu sympathique, et de fil
en aiguille… comme je l’ai dit, ce retour au monde d’avant m’avait vraiment
secouée. J’avais espéré très fort un vrai renouveau, alors peut-être que j’ai
voulu y croire ne serait-ce que pour ma sexualité, je ne sais pas, toujours
est-il que ça s’est fini chez moi.
Jusque-là, rien de très grave. Au
contraire. C’était le week-end, on a passé deux jours coupés du monde à faire
du sexe, de la bouffe et dormir, c’était plutôt une bonne façon de se consoler
de ce fichu retour à la normale… Sauf qu’on a raté l’annonce du re-confinement.
On en a rigolé, il a déclaré « haha ! ben me voilà coincé ici »
en s’installant sur mon canapé avec ma télécommande et… ça m’a pris un moment
avant de comprendre qu’il ne comptait vraiment pas partir.
Je ne sais pas comment il a
réussi à m’embrouiller, mais j’ai fini par accepter qu’il reste confiné chez
moi. Quelle erreur ! Je ne sais pas comment m’en débarrasser maintenant…
Dès qu’il a fallu prendre le rythme du boulot, ça a commencé à mal tourner. Lui
ne travaillait pas, mais ne faisait pas non plus les courses ou la bouffe pour
ne pas, je cite, « perturber mes habitudes chez moi ». Il ne
respectait pas non plus mon télétravail et me sollicitait énormément – essentiellement
pour du sexe, mais également pour laver ses fringues – pendant mes heures de
travail. Son hygiène a très vite laissé à désirer, mais c’est mon poil aux
pattes qui était dégueulasse. Le fait que je ne mette pas de soutien-gorge pour
travailler (depuis mon salon, donc) était le comble du laisser-aller, alors que
lui n’a pas eu de contact avec une brosse à dents pendant tout ce temps.
Bref. Il y avait un homme chez
moi.
J’aurais dû le virer tout de
suite. J’ai voulu croire que ce serait peut-être plus marrant à deux, que ça ne
durerait pas très longtemps, qu’après tout, les choses avaient changé, que les
hommes étaient moins cons… Comment je vais m’en débarrasser, maintenant ?
Il n’a pas mis longtemps à m’horripiler
et à me dégoûter. Je n’ai pas mis longtemps à lui dire que s’il n’était pas
foutu de faire cuire un steak et de se laver il était prié de fermer sa gueule
et de ne pas m’approcher. Ça l’a fait réagir. Il a pris une douche et entrepris
de préparer le repas. J’ai repris un peu espoir. Il m’a foutu la paix toute la
journée. Je m’attendais à un festin avec un beau gosse pour le dîner.
Je suis passée à la salle de bain
histoire de me faire belle aussi. Le tapis était trempé. La serviette de
toilette qu’il avait utilisée, c’est-à-dire ma serviette de toilette,
pas celle que j’avais sortie pour lui, était en boule par terre. À côté de ses
chaussettes sales, elles-mêmes à côté du panier à linge. Pas dedans. À côté. Et
le lavabo était plein de poils. J’avais cru rencontrer un homme avec qui faire
un petit bout de chemin, j’hébergeais en fait un adolescent cradingue. Je n’ai
pas voulu me transformer en maman fatiguée tout de suite, j’ai voulu laisser
une chance à son dîner d’abord, alors je suis allée le rejoindre à la cuisine.
Ceux qui me connaissent savent
que je ne suis pas exactement une folle du ménage. J’ai même un assez haut
niveau de tolérance à la négligence ménagère. Mais la frontière entre
négligence et foutage de gueule n’est pas mince et il l’avait pourtant
franchie. Non seulement la cuisine était absolument dégueulasse, mais en plus,
d’après l’assiette sale devant lui, il avait déjà mangé. En voyant ma tête, il m’a
montré la cuisinière en disant qu’il avait gardé ma part au chaud.
Une croûte de pâtes brulée aux
deux tiers de sa hauteur semblait avoir fusionné avec la casserole, elle-même à
moitié collée à la plaque de cuisson par le sachet vide qui fondait
tranquillement. Un steak racorni faisait pitié à voir au milieu d’une couche de
gras brûlé qui couvrait le fond de la poêle et avait allègrement giclé jusque
très haut sur le mur. L’emballage des steaks était par terre et avait laissé
dans sa chute une longue traînée de sang en train de sécher sur le placard
blanc. Je n’ai pas poussé plus loin l’état des lieux. J’ai décollé la casserole
et lui en ai montré le fond en annonçant que bien entendu, c’est lui qui ferait
la vaisselle. Je ne le jurerais pas, mais je suis presque sûre qu’il a mis la
main dans son froc pour me répondre que pour ça, j’aurais intérêt à être
drôlement gentille au lit. Il s’est abstenu de ponctuer ça d’une main au cul. Un
bon point pour lui. Il n’en a peut-être pas eu le temps.
Dès qu’il a ouvert la bouche pour
répondre, j’ai bien vu à son air rigolard que ça n’allait pas être la bonne
réponse et, instantanément, tout l’agacement, le dégoût et la colère qu’il m’inspirait,
mais aussi toute ma rage accumulée en dix ans de prise de conscience
progressive de ce que les hommes font aux femmes ont pris le dessus sur mon
sens habituel de la mesure. J’ai levé la main pour le gifler. Je tenais
toujours la casserole. Le choc a été si violent que même le rebond de sa tête
dans le mur derrière lui aurait pu suffire à le tuer.
Son sang s’est mêlé à celui du
steak sur la porte de mon placard. Il était mort avant de s’affaler au sol.
C’est finalement moi qui ai fait
la vaisselle et nettoyé le merdier. Évidemment. Mais je ne sais toujours pas
comment je vais me débarrasser de lui maintenant.