Rien
à cirer
Le travail du personnel de nettoyage du métro n’est pas
un travail facile.
Il serait peut-être pire s’il devait être réalisé la
nuit et je comprends que, pour des tas de bonnes raisons, on préfère faire
accomplir certaines tâches en journée. Mais c’est assez long, une journée,
alors je ne m’explique pas du tout ce choix curieux d’organisation, grâce auquel
ce brave monsieur et sa grosse cireuse se retrouvent à l’œuvre à l’endroit
précis où s’engorge une foule dense vers la sortie du métro, exactement à l’heure
de pointe.
Pour ceux qui ne savent pas, l’heure de pointe d’une
station très fréquentée dont on ne peut sortir que par deux étroits portillons,
ce sont des centaines de personnes qui se déversent à peu près toutes les
minutes trente, s’agglutinent devant lesdits trop petits portillons et s’en
extraient tant bien que mal, de justesse avant que le flot craché par le métro
suivant n’arrive.
Autant dire que la fenêtre de tir du monsieur pour passer
sa cireuse sur le petit espace devant la sortie est encore plus étroite que les
portes.
D’ailleurs, en fait, je ne l’ai jamais vu en train de
cirer. Seulement en train d’attendre que les gens sortent de ses pattes pour
pouvoir s’y mettre.
Bon, j’imagine qu’il est payé à l’heure, alors si son
employeur préfère le payer deux heures, dont une et demie à attendre, plutôt qu’une
demi-heure, mais plus tard, je n’ai pas d’objection. Mais à chaque fois que je
vois ce monsieur accoudé à sa machine, avec sa bonne tête de bon gars et son air
de s’ennuyer ferme en attendant la dispersion de la foule, ça me chagrine.
S’il paraissait agacé, s’il tapotait du pied en levant
les yeux au ciel ou s’il essayait de forcer le passage en cirant les pompes (au
sens propre) des gens en même temps que le sol, ça ne me ferait pas le même
effet, mais là, son attitude résignée et la patience dont il fait preuve me le
rendent sympathique et je ne peux m’empêcher de penser que c’est quand même du
gâchis, tout ce temps qu’il perd alors qu’il aurait sans doute – vraiment sans
le moindre doute – beaucoup mieux à faire…
Alors un jour j’ai engagé la conversation. Je me suis
dit qu’il se rendait forcément compte, lui aussi, à quel point l’idée était
saugrenue de lui faire passer la cireuse à cet endroit et à cette heure et qu’on
pourrait, peut-être, en rire ensemble, sur le thème de « mais qu’ils sont
cons ces petits chefs, à prendre des décisions débiles sans avoir jamais mis
les pieds dans le métro ».
Sauf que j’ai sans doute été un peu maladroite en l’abordant,
parce qu’il n’a pas du tout ri et a manifestement pensé, en gros, que je le
traitais de branleur. Il en a eu l’air aussi blessé qu’en colère. J’aurais aimé
me faire engloutir par la vague de travailleurs fraichement sortis du métro et qui
affluait vers la sortie, mais je voulais dissiper le malentendu et j’ai tenté
de lui expliquer plus clairement ce que je voulais dire. Mais plus je lui expliquais
ce que je n’avais pas du tout voulu dire, plus il était convaincu que c’était
exactement ce que j’avais voulu dire.
Je ne sais pas vous, mais personnellement, il n’y a
rien que je supporte moins qu’être perçue comme une teigne, alors qu’en toute
bonne foi mes intentions sont bonnes.
Si bien que plus je m’échinais à lui démontrer que j’étais
gentille et plus il se persuadait que c’était bien la preuve que je ne l’étais
pas, plus il me venait des envies de faire caca exactement là où il avait
péniblement réussi à passer sa cireuse. Au lieu de ça – je sais me tenir – il n’est
pas impossible que j’aie fini par lui dire quelque chose du genre « si
vous n’êtes pas foutu de comprendre ce que je vous dis, pas étonnant que vous n’ayez
pas trouvé mieux comme boulot de merde que passer la cireuse aux heures d’affluence ».
Ce ne sont peut-être les mots exacts, mais je crains
que ce soit effectivement l’idée générale.
Il va sans dire que mes mots ont très largement dépassé
ma pensée. Même lui aurait dû le comprendre, vu que ça devait faire un bon
quart d’heure que je m’évertuais à lui expliquer que j’étais gentille. Mais on était
de toute évidence partis du mauvais pied lui et moi et j’ai bien senti que c’était
sans espoir. Alors, la mort dans l’âme et aussi résignée que lui quand il
attendait les douze secondes de battement entre deux flots de voyageurs pour
passer sa cireuse sur cinquante centimètres carrés, je me suis laissée
entraîner par la foule pour aller vaquer à mes occupations en le laissant aux
siennes.
Depuis, je ne l’ai plus jamais vu attendre patiemment
que les gens aient fini de sortir pour pouvoir faire son boulot. Il trépigne,
il guette et, dès qu’il me voit, il met en route sa machine de malheur et fonce
droit sur moi avec. Il m’a déjà niqué deux paires de chaussures.
Je crois que désormais je vais sortir à la station d’avant
et finir à pied.
On m’y reprendra, tiens, à essayer d’être sympa.
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